ROBERT SCHEFFER
Le Prince Narcisse
Chapitre IV

C' est qu' en fait, la richesse lui était indifférente. De la vie parisienne, il n'avait nullement usé.

Si, après ses mécomptes bucarestois, il s'était fixé à Paris plutôt qu'ailleurs, c'était par imitation inconsciente de la plupart des désœuvrés internationaux, non par goût bien défini. Ainsi, préoccupé de soi, était-il resté étranger aux distractions de la grande ville, et comme cela fut indiqué, il s'abstenait d'y nouer de nombreuses relations. Son or, il le répandait par insouciance ou vanité, non pour satisfaire, en dehors de ses toiles et de ses miroirs, et sauf peut-être de rares et spéciales exceptions, des fantaisies urgentes et dispendieuses.

A présent qu'il lui fallait ordonner son train de vie selon une pension modeste que lui consentait sa mère, il résolut de changer de résidence.

Au cours de ses diverses migrations, une ville avait eu sa faveur: Venise.

Penchée sur ses lagunes comme sur quelque propice miroir, elle se plaisait non moins que lui en sa propre contemplation.

« Sans doute, monologuait-il dans le goût du rose-croix défunt, sans doute cette cité est éprise d'elle-même. Car les villes ne poussent point au hasard dans tel endroit, comme les végétaux, mais une volonté préside à leur éclosion. Elles sont un corps riche et complexe qu'anime un es- prit. Elles naissent, se développent, ont leurs ma- ladies et meurent. Leur figure est conforme à l'esprit qui les créa; le site qu'elles occupent, il le choisit avec soin, pour qu'il fût en harmonie parfaite avec lui-même.

« Or l'âme de Venise est particulière comme la ville où elle se meut. Elle est d'une beauté unique ; elle a réalisé son rêve en des architectures précieuses et solides, et suivant des rythmes inconnus d'autres qui oeuvrèrent avant elle.

« Elle a voulu s'épanouir dans une vasque tranquille, proche, mais à l'abri de la foule indiscrète des flots, afin d'y perdurer et de s'y mirer. Ainsi moi-même, né mobile, je limite et immobilise dans l'eau factice des miroirs ma vision de l'humanité et m'y satisfais de ma propre apparence.

« De Venise, le silence somptueux m'agrée.

« Dans la bordure étroite de ses canaux je me serai à moi-même plus imprévu, tels ces solitaires figuiers qui d'un terre-plein jaillis entre deux palais roses, poussent vers l'eau et y réfléchissent leurs raquettes inopinées. »

Ainsi identifiait-il non sans quelque afféterie avec ses propres sensations l'âme de la nonchalante cité. Il résolut d'y tenir ses quartiers.

A y demeurer il ne fut pas déçu.

C'était bien là le séjour convenable à son humeur.

Ayant pris appartement à bon marché dans un des rii les plus infréquentés, ouvrant sur Murano, il meubla quelques pièces assez opulemment (c à l’é o) avec les débris de son luxe et laissa le reste à l'abandon.

Les plafonds étaient bas et cintrés; aux chambranles subsistaient des traces de dorure et des peintures s'écaillaient sur les panneaux. Le parquet gondolé était en mosaïques qui disparurent sous le lainage à dessins héraldiques de profonds tapis. Il y eut sur les murs irréguliers des brocarts aux reflets de métal et d'héroïques faisceaux d'armes, souvenir de la vaillance jadis des Moreano. Des sièges confortables élurent la place congru ente à leur physionomie; un divan de largeur suffisante occupa le fond d'une alcôve et fut surmonté d'une glace parfaite: elle éclairait comme d'un reflet lunaire la pénombre du réduit.

D'en bas une lumière verte montait vers les fenêtres; celles-ci encadraient dans leurs colonnettes de marbre l'arche blanche d'un pont et la façade exquise et délabrée d'une demeure patricienne. Empêché par un coude du canal, le soleil ne glissait que discrètement ses rayons vers les chambres: ainsi du mystère s'y maintenait, et dans le jour atténué le prince Mitrophane ne souffrait point de voir trop nettement s'affirmer les dommages de sa personne.

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