ROBERT SCHEFFER
Le Prince Narcisse
Chapitre III

En même temps que son caractère s'altérait, des particularités s'accentuèrent à cette époque en lui.

Des rides précoces effleurèrent de leur réseau léger son front d'abord, puis les commissures des lèvres, puis ses tempes, enfin son cou dont l'allongement svelte lui paraissait avoir la plaisance onduleuse et blanche des cygnes qui nagent. Et de constater dans l'irréprochable cristal vénitien qu’enfermait l’ovale mat d’un cadre d’étain curieusement travaillé, l'usure commençante de sa personne, lui fut un chagrin, le premier chagrin sincère qu'il eût jamais éprouvé. Il accusa son miroir favori de le trahir; et cependant il combina sa mise avec une recherche plus minutieuse, s'évertuant à établir l'accord parfait du vêtement et du visage, corrigeant les défaillances de celui. là par des coups de pinceau subtils et d'adroites transpositions de cheveux. Grâce à une heureuse combinaison dans sa physionomie, il gardait ainsi à distance un air d'éphèbe un peu flétri.

Il s'isola strictement en son domicile, afin que son image dans les glaces ne se ternît point du reflet de présences étrangères. Et s'il se montrait chez sa cousine Carena, c' était entre autres que les dimensions de son petit salon lui semblaient adéquates à sa personne, que la tenture paille s'en harmonisait exactement avec l'iris de ses yeux, sa carnation et la nuance immuablement brune de ses cheveux.

De plus, sur un cabinet florentin, un petit miroir verdi à bordure d'ivoire incrustée d'algues fines en argent lui plaisait.

Par contraste, il arrivait que pris d'inquiétudes indéfinissables, il cherchât à se fuir lui-même. Subitement, sans prétexter d'un motif quelconque, il partait en voyage. Des pays visités il rapportait peu de notions précises, sinon que les villes situées au bord de l'eau, mieux que d'autres, émouvaient son imagination, et il ne laissait pas d'en parler avec grâce.

Le sens de ces voyages restait mystérieux.

Puisqu'en dehors des personnages souverains dont par vanité il sollicitait dans les petites capitales une audience, il ne liait connaissance avec personne, que les paysages neufs lui étaient indifférents, que les manifestations d'art ne l'impressionnaient que médiocrement, et qu'il ne semblait pas qu' en des contrées lointaines il poursuivît des plaisirs spéciaux, il n'était raisonnable qu'il délaissât son chez soi confortable et clos.

Mais d'abord il n'était pas sûr qu'à l'étranger il ne s'enquêtât point de distractions particulières : certains qui l'observaient (il est de ces oisifs, espions internationaux), prétendirent l'avoir reconnu, nonobstant ses travestis, à plusieurs reprises et aux bords les plus opposés de l'Europe, en peu avouable compagnie.

Au retour de ses soudaines pérégrinations, il apparaissait fatigué, perplexe, vieilli. L'habituel sourire fleurissait péniblement ses lèvres, et pour restituer à son visage l'enviable fraîcheur d'une peau féminine, il lui fallait bien de la patience, bien de l'ingéniosité.

D'autres traitent leurs viriles douleurs au moyen de labeurs héroïques ou de sports dangereux: lui passait à la pierre ponce ses délicats chagrins.

C'est que le souci de l'avenir commençait à le hanter.

Fier jusqu'alors, et tant qu'il s'était senti désirable, de son anomalie passionnelle, maintenant que le temps se pressait d'effriter sa beauté, il éprouvait de l'effroi de se mourir à soi-même.

Voici donc que le rose-croix téméraire après lui avoir prédit d'extraordinaires destinées s'était trompé ? Et il n'était pas vrai que d'être l'unique objet de son propre culte fût le bonheur suprême, puisque non plus qu'à ceux qui se délectent de vivre par couples, le supplice ne vous est épargné de voir se flétrir cette chair en quoi l'on s'aime, d'appréhender la lente, l'irrésistible cessation de cet amour qui est la vie? Et tandis que l'humanité vulgaire se console en l'espoir de se vivifier par des passions nouvelles, lui, dépris de soi-même, vers quoi regarderait-il ? Il ne lui resterait qu'à périr misérablement, sans le secours d'un qui compatirait à son inguérissable peine, sans qu'à son chevet d'agonie flottât de plus suave souvenir que celui de sa propre et juvénile image du temps qu'il s'idolâtrait ?

Ainsi méditant, il s'épouvantait du vide de son cœur. Mais incapable d'un effort pour le combler, il s'en voilait l'abîme en évoquant de vagues et puériles ambitions. Attendant le mieux du hasard et de la gloire de sa naissance, en des songeries faciles il s'improvisait roi et, paré d'insignes exécutés d'après ses dessins, offrait en esprit aux regards de la foule séduite sa personne diadémée. Les scènes de son enfance surgissaient perversement dans sa mémoire. Enivré de sa souveraineté factice, il n'oubliait point q u'il était le vierge et le prostitué, et par-dessus les deux l'Amour.

Alors dans le cercle réfléchissant de ses miroirs et entouré de portraits nombreux qui tous par quelque trait lui ressemblaient, il se jouait à soi-même d'étranges comédies.

Exalté par sa grandeur imaginaire, il s'adressait des sourires et des saluts que lui renvoyaient avec ensemble les foules symétriques et infinies de ses pareils. Le spectacle l' animait ; il convenait qu'il parlât. Il se narrait ses propres mérites; il se glorifiait de son incontestable virginité. Mais sa voix l'étourdissait. Sobres au début, ses gestes devenaient plus vifs et plus fréquents. Voici que le peuple autour de lui se remuait, rendait vers lui des mains de convoitise, l'appelait de la bouche, des yeux, l'attirait en d'invincibles bras. Et subitement une marée de passions le submergeait. A cette multitude en délire il souhaitait se livrer, et niant avec énergie sa chasteté tout à l'heure proclamée, il criait : « Mais non, je suis le Prostitué, et venez à moi vous tous qui voulez être aimés, car je suis l' Amour! »

Un vertige s'emparait de lui; les êtres tourbillonnaient éperdument et l'entraînaient dans leur ronde affolante.

Appendus aux murs ou posés sur des chevalets, les portraits jugeaient sévèrement cette déroute. Et plus il s'abandonnait à l'étreinte impérieuse de son moi multiplié à l'infini, mieux il sentait -voluptueuse souffrance -peser sur lui la réprobation muette de ces personnages immobiles en qui se fragmentait la forme qu'il avait revêtue lors de ses plus belles et plus jeunes années.

Après une excessives dépense nerveuse, l’apaisement survenu, de la honte s’abattait sur lui, jusqu’à provoquer des larmes, et devant les images peintes il s’agenouillait comme devant le rappel de ce qu’il avait été, et leur demandait pardon de se profaner, en manière d’adoration, leur adressait des fumées d’encens ou, pris de subits accès de rage, les lacérait.

Et sa manie augmentant, de ces voyages, c'était là surtout ce qu'il rapportait: des miroirs, afin

d'y rénover dans le mystère, selon lui, empris (c à l’é o) en leur cadre vieilli, des ciels étrangers, les contours de sa propre figure; des portraits, où il retrouvait, indélébilement (c à l’é o) et par avance fixés, tels de ses traits constitutifs: par le jeu rapide de sa réflexion, il les réunissait en l'image-type qu'il avait représentée, et il admirait la puissance créatrice qui delà les temps et les foules disséminait des ébauches de ce dont il était l'aboutissant, l'exemplaire unique et parfait.

Parfait? mais il ne l'avait été qu'un moment, et ce moment était passé, jamais plus ne reparaîtrait!

La haine de la fatalité qui se complaît en des alternances de joie et de douleur, de laideur et de beauté, gonflait son cœur à le crever: dans un besoin de vengeance il se précipitait sur les fictions dont les regards convergents étaient les siens propres et ceux aussi de l'impitoyable destin, et en elles pensait -l'enfant! -se détruire lui-même.

La vanité de son effort l'épuisait. Pour se conforter, il souhaitait la vue et jusqu'au goût du sang; mais n'osant puiser à ses propres veines la vie rouge qu'il convoitait, haletant, il se roulait à terre et, sans se faire de mal, mordait sa chair; puis sur les tapis épais, tandis que du plafond retombaient en vapeurs bleues les parfums de l'encens brûlé, il s'endormait subitement d'un sommeil bref où se développaient selon la durée des siècles des visions d'une singulière et mélancolique douceur.

Certes, ceux qui le rencontraient dans la rue, précieux et parfumé, eussent difficilement imaginé les curieux délires auxquels était sujet cet exquis gentleman; et avertie, la princesse Carena lui eût peut-être refusé l'entrée de son salon, malgré l'illustration de son lignage, dont par la parenté s'authentifiait sa personnelle et peu certaine princerie. Et ainsi se fût-elle épargné quelques déboires par la suite.

Car le désordre de ses pensées se répercutait dans ses affaires, et le prince Moreano, -grand acheteur à tous prix de miroirs et de tableaux, grand voyageur en des contrées bizarrement cythériennes, négligeait certains détails positifs par quoi l'existence, autrement flottante et vaporeuse, prend forme et devient consistante. N'estimant point l'argent, il le dépensait sans scrupule, et comme au plus noble seigneur il arrive de connaître des embarras financiers, lorsque telle nécessité pécuniaire surgissait, il n'hésitait pas à signer en échange de bel et bon or les plus onéreux billets.

Ainsi en peu d'années fut-il dépouillé presque au total du reliquat de sa fortune. Et ce lui fut un étonnement d'être pauvre; mais non une si grande tristesse qu’on pourrait croire.

Chapitre II << Couverture >> Chapitre IV