ROBERT SCHEFFER
Le Prince Narcisse
Chapitre V

Narrer par le menu l' existence monotone qu'il mena dès lors serait superflu. Qelques détails établiront la transition à l'événement tragique qui conclut ce séjour.

L'un de ses premiers soins fut d'aller, fidèle à ses traditions princières, s'inscrire chez l'Altesse Royale qui habite aux Procurazie nuove. Sa visite ne lui ayant pas été rendue, il fut froissé et renonça toute habitude mondaine.

De la vie joyeuse et bariolée de Venise, il sut s'abstraire entièrement. On ne le voyait point les après-midi de musique sur la Piazza, ni dans les cafés le long des galeries, ni les jours de fête en l'illumination du peuple de gondoles sur le Grand-Canal. L'animation marchande de certaines ruelles, telles la Merceria, lui était odieuse; et la loquacité des barcarols et des facchini déshonorant à son avis le noble quai des Schiavoni, il évitait d'y passer, sinon dans le recueillement de la nuit, ou aux heures de grand soleil, brûlantes et assoupies. Quant aux fabriques de verre, il les ignora toujours, et il fut rarement à l'Académie.

Mais il affectionnait les errances prolongées entre ciel et eau, loin de la ville, afin dans la profondeur illusoire de la lagune plane de contempler le paysage singulier des hautes nuées; et proche des rives, les maisons et les campaniles invertis l'émouvaient. Sur la surface polie de l' onde illimitée, sa pensée glissait aisément, et il ne se lassait point de la suavité triste du décor. Puis il y avait les canaux déserts où le stali eh des gondoliers éveille de loin en loin aux maisons vides un écho d'autrefois. Et par les beaux soirs d'été, lorsque, étendu sur le cuir noir des coussins, il passait entre les palais muets que rénove splendidement la lumière de la lune, il éprouvait avec certitude que l'âme de la ville et la sienne se confondaient; et ce n'était point un hasard qui l'avait mené vivre là, mais la volonté précise de ses ancêtres vénitiens, les Moro. Car tout Roumain bien né a la prétention de trouver à sa famille une origine aristocratique à l'étranger, et l'étymologie prouvait de reste que les Moreano descendaient de ces Moro qui donnèrent un doge à Venise.

II avait des occupations puériles: telles que de laisser tomber devant les petits soldats dont l'allure souple le séduisait des lire (c à l’é o) enveloppées de papier. S'ils les ramassaient et les gardaient, il en éprouvait un vif contentement, car il avait bon cœur. Les pigeons de la place Saint-Marc l'intéressaient. D'un geste distingué il leur distribuait la nourriture qui les apprivoise, et se réjouissait de leurs battements d'ailes autour de sa personne. Mais un nombreux public se presse d'ordinaire vers ce spectacle. Le prince Mitrophane était mal- heureux de n'être pas le possesseur unique de la place aux pigeons.

Au surplus, la bizarrerie de ses costumes, qu'il avait mis d'accord avec les marbres polychromes, le faisait remarquer, et si peu qu'il se montrât dehors, il eut tôt fait d'être classé parmi les curiosités vénitiennes, pour les velours et les soies de couleur dont se rehaussait son visage byzantin à l'éternel sourire peint sous la minceur lisse des moustaches. Sur le dallage poli, ses pieds, étroitement chaussés de bottines effilées à talons pointus, se posaient avec des grâces anachroniques, et ses mains serties de dentelles et riches de joyaux s'agitaient doucement devant lui, comme pour écarter les importuns, cependant que les yeux fixes et très grands sous le front un peu fuyant, coiffé, selon la saison, de fourrure ou de paille largement enrubannée, il avançait, traçant un sillage de parfums compliqués. Les gondoliers, accoutumés de le voir assis à l'écart sur les degrés, le plus près possible de l'eau, lui donnaient de l'altezza car il leur parlait d'un son de voix doux et les rémunérait noblement.

La futilité de cette existence se soubassait (c à l’é o) de notables désespoirs.

Avec une rapidité que n'enrayaient point les soins qu'il se donnait, l’œuvre de destruction se continuait en lui. Si habile fût-il à se restaurer, il ne pouvait s'en dissimuler les progrès; et au retour de ses promenades sentimentales ou frivoles, dans les chambres où il s'aimait, souvent, et d'année en année plus fréquente, l'attendait une poignante tristesse.

L'ombre de ce qu'il avait été le guettait; elle lui tenait d'insidieux discours. « Regarde-toi, lui conseillait-elle, le miracle s'est accompli. A la forme présente s’est substituée par la force de ton vouloir la forme passée. Regarde-toi, et admire ! »

Le front appuyé sur le métal froid du miroir où se limitait entre des fleurs dures, dans la vaine profondeur de l'étamage, une apparence d'univers, il évoquait, soit dans la pourpre magnifiante des couchants, soit à la lumière vacillante de stellaires bougies, l'insaisissable spectre de sa jeunesse évanouie. Et parfois, c'était lors des apaisants crépuscules d'hiver qu'il scrutait, plus morne de la pâleur répercutée des neiges sur les toits, la désolation de sa face blêmie; ou encore quand la lune baignait d'insolites clartés les objets immobiles dans les chambres attentives, il interrogeait anxieusement l'image aux contours effacés qu'il savait être la sienne, et dont l'ombre, avec mansuétude, estompait les traces de l'âge, sans y faire, hélas! réapparaître en beauté le souvenir des jeunes années.

Devant lui, dans la longueur étroite du canal, Orion inclinait au bord du ciel sa croix vide où se fixe obliquement, comme au flanc de quelque messie futur, un pâle glaive d'étoiles. Il songeait qu'il était, lui, le crucifié, celui que la nature ironique torture dans cette chair qu'elle lui donna et qu'il aimait: et la matière est, pour ses enfants, encore plus impitoyable que le Dieu-Esprit ne le fut pour son Fils unique.

Au rappel des intenses et éphémères joies, lorsque jadis la séduction singulière de son être juvénile se manifestait à lui, des larmes obscurcissaient sa vue, et il sanglotait.

« Moi qui n'ai aimé que moi, et de moi que ce que m'en révélait ma forme extérieure, mainte- nant que l'âge, de son doigt déformant, est venu me toucher, je ne puis plus m'aimer! »

Il étreignait passionnément le cadre inerte et criait :

« Reviens, reviens, ô ma jeunesse, reviens, ma beauté; que ma bouche ardente et rouge à nouveau se pose sur ma bouche, et que mon âme, entrevue à la splendeur terrible de mes pupilles dilatées, remonte, ô miroir, de ton abîme magique, afin, comme autrefois, de se pâmer en elle-même ! »

Mais sur l'eau trouble de ses yeux l'âme d'amour et de grâce ne remontait plus: elle agonisait avec sa jeunesse disparue, loin, loin dans les brumes distraites du passé, elle y agonisait avec les printemps envolés, avec les rêves éclos autour des berceaux candides, avec les fleurs dont se pare la virginité des prochaines épouses.

Et il joignait les mains sur sa tête, et se lamentait. L'image en face de lui, avec lui se lamentait, hideusement tragique.

Il arrivait que pris de fatigue, il s'endormît à genoux, le front touchant la glace, les bras en enlaçant le cadre.

Alors, du merveilleux miroir que tend vers nous d'un geste las le sommeil, surgissait dans une apothéose l'homme jeune qu'il avait été, mais rayonnant des pleurs auparavant versés, et tel, qu'ébloui, il se prosternait devant l'exaltante vision de son être idéal.

Les réveils étaient atroces. Après la féerie enivrante des songes fastueux, la réalité de sa déchéance se démontrait à lui si subitement que, pris d'effroi, il se reculait de la glace, sans toutefois oser en détacher son regard, s'en reculait avec lenteur et, tapi dans le coin le plus obscur de la pièce, ne cessait de considérer la tache sombre qu'il était tout là-bas, tant que devant sa rétine fatiguée vinssent à se mouvoir des nuances factices et bienfaisantes où se dérobait son désolant reflet. Les yeux fixes, sans voir, sans penser, il demeurait immobile.

Dehors, frôlée par quelque barque, l’eau clapotait avec douceur.

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