ROBERT SCHEFFER
Le Prince Narcisse
Chapitre II

Tout jeune il avait eu la passion de se contempler dans l'eau pure des miroirs. Idolâtrant son image, il s'approchait le plus possible de la glace, et ses lèvres, s'y collant, semblaient y re- chercher le baiser fictif de deux lèvres toutes pareilles, tandis que ses yeux s'y plongeaient avec ivresse dans l'abîme azuré de leurs propres prunelles. Sa mère, qui avait pour cet enfant une admiration sans bornes, ne se lassait point de lui répéter qu'il était beau, et à ses amies, devant le petit Mitrophane, demandait avec insistance : « N'est-ce pas que mon fils est beau ? » développant ainsi à l'excès l'égoïsme déjà remarquable de l'enfant.

La nature de la mère explique jusqu'à un certain point le caractère du fils. Dès après son ma- nage, elle avait eu des accès de folie hystérique qui la firent soumettre à une sévère surveillance, non si sévère qu'un jour elle ne s'échappât dans la rue, nue et obscène. L'aventure prêta à rire ; mais des doutes subsistèrent sur la naissance de l'enfant qui vint au monde moins d'un an après cette intempestive sortie de la jeune femme, et quelques mois après la mort du prince-époux. On chercha le père parmi le nombreux domestique de la maison, et l'on voulait généralement l'avoir trouvé dans un jeune et beau tzigane que la princesse, guérie ou à peu près, continuait de traiter avec bienveillance. Pour un Valaque, l'appellation de « fils de tzigane » constitue une injure notable; c'était donc disqualifier le petit que de lui attribuer du sang de roumi. Mais la mère était de race si aristocratique, que l'enfant né de sa chair n'en restait pas moins authentiquement noble.

Dans sa frénésie d'amour pour lui, elle ne savait qu'inventer pour le choyer et obéissait à ses

volontés les plus fantasques. Il y avait dans les caresses qu'elle lui prodiguait quelque chose d'inassouvi et de bestial; et ce qui confondait c'était le calme imperturbable avec lequel il les recevait. Seulement, en réponse à ces manifestations, le geste autoritaire, il prononçait: « Je veux ceci, je veux cela, » et son caprice s'accomplissait. Ce qu'il demandait, c'étaient des bijoux, de belles étoffes souples, soieries ou velours, des dentelles, et de bonne heure il eut le goût des parfums. Revêtant le costume nouveau qui lui plaisait, il ramenait sur ses tempes, de ses longs doigts maladifs, la masse brune et lustrée de ses cheveux, et posté devant une haute glace il se souriait à lui- même avec complaisance et tristesse. Il avait des traits réguliers et charmants; ses dents éblouissaient; son teint, d'une fraîcheur rose, était celui d'une jeune femme heureuse. L' ombre bleue sous ses paupières décelait, et cela était une grâce de plus, son enfance frêle, plus tard son adolescence inquiète, une constitution toujours délicate et un peu voluptueuse.

Les élans de l'amour maternel furent moins vifs et moins fréquents; le beau tzigane Dinic disparut de la maison; la princesse détourna vers un second mari le flot de sa tendresse. L'enfant, qui avait grandi sans qu'on se souciât de beaucoup l'instruire, fut confié aux soins d'un précepteur. Celui-ci, qui avait auparavant professé chez un vieux boyard humanitaire et toqué, n'était guère fait pour modifier favorablement les tendances de son pupille.

C'était, ce précepteur, un aventurier provençal qui de voyage en voyage et d'étape en étape avait fini par s'échouer à Bucarest où l'hospitalité, surtout de ce temps-là, était facile et large. Il se disait volontiers chargé de mystérieuses missions politiques, et avait assez d'entregent pour le faire croire; il confiait aussi, sous le sceau du secret, qu'il était rose -croix et expert dans les sciences occultes. Il avait des apparences de sincérité et ses démarches étaient louches. Peut-être en des conjonctures particulières avait-il effective- ment servi d' agent secret dans les principautés danubiennes; sa facilité d'accès auprès de certains personnages influents tendait à le faire croire. Lorsqu'il parlait cabale, il était sérieux et incohérent. En tous ses dires il était affirmatif et incertain ; ainsi, son regard était perçant et instable. Les femmes raffolaient de lui; car, mieux que les vie1lles tziganes, il lisait l'avenir dans les mains et en un français galant disait la bonne ou male aventure.

Cet étranger ambigu fut donc installé dans un pavillon du palais Moreano et se chargea de l'éducation du jeune Mitrophane.

Sur une élévation de terrain, au bord gauche de l'étroite et peu profonde Dimbovitza, c'était une vaste et triste demeure que le palais Moreano. Une foule tranquille de serviteurs s'y croisait, et elle avait un aspect désert dans son isolement. Les équipages élégants devant la porte d'entrée, les visiteurs fréquents ne l'animaient point. Au soleil brûlant d'été, elle somnolait entre les ver- dures frêles des acacias; dans l'éblouissement des neiges d'hiver, sa façade se dressait vers le bleu vif du ciel, morne et noire; les traîneaux dont les housses blanches ou écarlates se gonflent au vent sur les croupes des chevaux comme des voiles orgueilleuses, traversaient prestement la rue cahotante, sans que de la chanson qu'égrènent leurs grelots s'égayassent les appartements sonores aux hautes fenêtres closes et moroses. Il est de ces maisons qui vivent de leur propre vie funèbre et s'absorbent en la contemplation des malheurs passés ou futurs qu'elles recèlent. Le palais Moreano semblait prédestiné aux épisodes de sang et d'amour. C'était une des habitations les plus anciennes de Bucarest qui n'en possède guère que de modernes, et on parlait, mais comme de légendes, de drames qui s'y seraient accomplis. Pour lors, l'ennui y était un maître incon- testé, et les lézardes des murs annonçaient la décadence de la maison et de la forte race qui l'avait bâtie.

Mitrophane aimait cette résidence chagrine ; il sentait peut-être confusément qu'un charme était dans cette enceinte, qui mettait à l'abri des attouchements et des regards vulgaires la fleur rare qu'il était.

Le précepteur entendit le balbutiement de sa pensée, la dégagea, la précisa, l'approuva. Lui- même, il se plaisait en ce lieu où la vie était confortable, où, la princesse et son récent mari s'étant désintéressés de l'enfant, il ne subissait aucun contrôle. Il souhaitait d'y jouir le plus longtemps possible du bien-être par heureuse chance acquis. Au surplus il chérissait son élève, et celui-ci, poli envers tous, mais indifférent, pour lui seul avait des câlineries.

De vrai, le jeune garçon n'était pas astreint à un enseignement régulier, et toute rigueur de discipline lui était épargnée. Le mystique et adroit Provençal se gardait de le fatiguer par des leçons austères et suivies. Il lui fit connaître au hasard des heures et selon son gré un peu d'histoire et de géographie, l'initia au latin, que bien que mal lui inculqua la science des nombres, ne laissa pas de flatter son orgueil en exaltant les prouesses de ses ancêtres, tant maternels que paternels, et surtout, à mesure qu'il grandissait, éveillait son imagination par le moyen de contes symboliques, où il élucidait à sa façon et non sans agrément le fameux: « Connais-toi toi-même ».

C'est que, dupe ou non de ses études ésotériques, il reconnaissait en Mitrophane un être privilégié, un élu des phalanges occultes. Dans sa main il avait déchiffré les signes d'une destinée unique, et le tarot consulté, encore qu'obscur, ne contredisait point à ses prévisions. Cet amour singulier et précoce du petit pour soi-même, l'attirance qu'avaient pour lui les miroirs, où, sans doute, dans la révélatrice lumière astrale réfléchie il découvrait la splendeur de son être à venir, le confirmaient à croire en une mission supérieure et neuve du dernier Moreano. Ainsi, les signes de la main, l'algèbre du tarot, les uns précis dans leur figuration, celle-là infaillible en ses formules, déçoivent-ils d'incertains interprètes par des vérités à deux visages. Peut-être aussi cultivait-il en son élève cette passion pour sa propre personne et lui débitait-il d'augurales fantaisies simplement afin de s'en faire bien venir; car, avec moins d' effusion mais tout aussi fervemment que jadis avait fait la princesse, il aimait cet enfant merveilleusement joli et désirable en sa hautaine retenue; il avait -comme elle -pour lui toutes les complaisances, et les grands yeux d'azur où se mirait sans fatigue Mitrophane le séduisaient comme au bord d'un abîme de rares fleurs épanouies.

Vers sa puberté, Mitrophane eut des lassitudes subites qui nécessitaient de brefs sommeils, durant lesquels il proférait des phrases sans suite, mais qui, prises isolément, étaient étranges et parfois d'une abrupte beauté.

Le maître clairvoyant en conclut à la lucidité miraculeuse du sujet et résolut de l'éprouver. Pour l'interroger, il prit occasion d'un de ces inattendus et irrésistibles sommeils.

Aux premières questions, les réponses furent molles, indécises. Mitrophane se réveilla pendant qu'il parlait, et refusa de se rendormir.

Le rose-croix ne se découragea point. Il renouvela ses expériences, les préparant par des causeries sur la magie, sur les manifestations de l'âme, sur le don de seconde vue; et quand le jeune homme était endormi, il faisait au-dessus de lui des signes bizarres, lui serrait la main avec plus d'ardeur que peut-être il n'était nécessaire, afin de lui communiquer sa volonté, et il semblait qu'il réussît en son dessein, car Mitrophane, en des sommeils qui se prolongeaient, tint des discours d’une satisfaisante cohésion et décrivit des visions surprenantes. Revenu à soi, des rêves précédents il gardait sur son visage le reflet de lumière, sa pensée continuait de se mouvoir en des régions lointaines et nébuleuses, et il s'approchait, pour s'y considérer fixement, de la glace clarifiante : l'image de son être positif s'y dérobait à sa vue, et dans un espace élargi et radieux une forme transparente aux contours suaves et colorés planait, vers quoi il envoyait de fervents baisers. Sans hâte, le fantôme se dissolvait, coulait comme une eau limpide, et s’y substituait à mesure le corps ferme et opaque réel. Mitrophane soupirait et, passant la main sur le front, se détournait.

Un soir de précoce printemps, après une longue promenade dans la chaude, lumineuse, dé- serte campagne roumaine, le jeune homme eut un léger frisson de fièvre: il fut se coucher, et à peine assoupi, délira. Il balbutiait, -réminiscence, sans doute, de quelque diffuse explication: « Je suis le Vierge, le Prostitué. -Je suis le Prostitué, le Vierge, » et se complaisant dans l'antithèse, la répétait à satiété; et d'une voix brève conclut: « Je suis l'Amour. » Et comme le précepteur, émerveillé, lui touchait l'épaule, de- mandait: « Tu dis, tu es ? » il réitéra: « Je suis l'Amour, » en même temps que l'expression de son visage se faisait sublime et prodigieuse.

Il se dressa lentement sur son lit, en descendit, ouvrit ses paupières dont les cils noirs et très longs faisaient auparavant à ses yeux clos comme un regard second de rêve et de mystère, et la fixe, large prunelle rayonna, tandis que les bras au- dessus de la tête inspirée, les doigts en croix, roses de la lampe suspendue, il s'avançait vers le milieu de la pièce où il s'arrêta.

« Ecoute! » fit-il.

Et, selon le rythme brisé et l'inharmonieuse mais ensorcelante mélopée des prestigieux tziganes, il entonna une étrange chanson, d'abord à voix basse, et immobile, puis il haussa le ton et gesticula. D'un mouvement brusque il défit sa chemise, la lança comme un oiseau blanc par la chambre, et le marbre de sa jeune chair resplendit.

L'hymne qu'il improvisait était à sa propre gloire, coupé du refrain: « Je suis le Vierge, le Prostitué, » et il disait cela d'un son de voix bizarre et monotone.

Cependant le rose-croix l'écoutait, le regardait.

Il fut devant la glace, dans un sanglot fit le simulacre de ceux qui s'embrassent. Son corps frêle d'éphèbe se pressait vainement contre le cristal froid, et ses lèvres s'y appliquant avec ardeur le ternissaient d'une buée où son image disparut. Alors il se recula, poussa un gémissement; ses mains battirent l'air. Comme il allait tomber, l'intelligent ami le reçu t dans ses bras et le porta sur son lit, où par des caresses et des paroles douces il l'apaisa.

...A la suite de cette curieuse crise de somnambulisme et d'adolescence, Mitrophane fut assez malade pour que des médecins appelés jugeassent opportun de l'envoyer compléter son éducation en pays étranger; où l'air à tous égards serait plus sain.

Mitrophane eut les yeux humides lorsque son précepteur prit congé de lui: il avait pour ce grand ami quelque affection. D'ailleurs, jamais il ne devait le revoir: le rose-croix ayant entrepris d'initier à la magie une veuve vénérable et opulente, un rival lui chercha noise et d'une balle malencontreuse, en un duel loyal, lui troua la tempe, nonobstant maléfices, incantations, talismans et autres porte-respect de la panoplie cabalistique.

L'enfant épris de soi-même qu'était Mitrophane, n'eût pu rencontrer en ses premières années de guide plus pernicieux que ce précepteur fantaisiste, équivoque chevalier d’amour et mage de contrebande. Une mère véhémente lui avait transmis le germe des troubles passionnels ; son ascendance orientale le prédisposait aux visions et aux exaltations mystiques. Par des pratiques coupables et des enseignements superficiels mais dangereux, le rose-croix léger le mena au seuil vacillant du monde surnaturel, et il activa en lui l'éclosion de l'amour qu'il se portait, en l'admirant sans cesse et sans réserve.

Ce Narcisse moderne que des parures réjouissaient, mais qui précocement peut-être cherchait à reconnaître dans le tréfond (c à l’é o) de sa prunelle la beauté de son âme, déchut à se complaire de plus en plus dans son corps, et il tira vanité de ses moindres avantages. Son passage dans un pensionnat suisse où il fut traité en grand seigneur exotique, ne le guérit point de lui-même. Des camarades, séduits par sa grâce féminine, eurent pour sa personne des empressements. Il leur fut bienveillant, accoutumé qu'il était de récente date à tels hommages qu'on lui proposait; et, néanmoins, il ne se départit jamais de ta réserve où il s'enfermait comme dans un cercle magique, ce pourquoi, si les uns t'affectionnaient plus que de raison, les autres ne s'avisaient guère de le moquer. Les attentions qu'on lui témoignait le confirmaient dans le désir qu'il s'inspirait; et n'aimant personne, il avait, pour mieux s'aimer, besoin qu'on l'aimât.

Peu d'années s'écoulèrent, et il rentra dans sa patrie, homme désormais, libre de ses actions. Dans t'intervalle, sa mère avait divorcé; ayant fondé un asile pour les veuves nobles et pauvres, elle jouissait de l’estime générale. La maison qu'elle s'était fait construire à proximité de l'asile 'Moreano, était un lieu de fête; on y jouait gros jeu; les divertissements de toute sorte y abondaient. Nul ne se scandalisait que cette estimable dame subvînt aux besoins d'un jeune orphelin qui, non moins que les méritantes veuves recueillies, était pauvre et noble et, de plus, avait en partage mâte beauté.

Il se trouva donc habiter seul dans son palais ; le centre de la ville s'étant déplacé, celui~ci, plus isolé encore qu' autrefois, dominait des terrains nus de démolitions récentes, et qui plus tard seraient une promenade agréable, mais qui, pour lors, recevaient des décombres variés et exhalaient des miasmes de fièvre.

Il se fit aménager de façon confortable le pavillon qu'enfant il avait occupé avec son précepteur, laissant à l'abandon le grand palais caduc. Et de vivre à l'écart dans cette résidence taciturne lui convint. Fermé à la joie, un long été durant, il y mena l'existence contemplative. Sa nonchalance s'accommodait de la chaleur qui, en cette saison, accable la campagne roumaine.

Il aimait voir miroiter au soleil et s'étendre à l'infini les maisons blanches, plus blanches des rideaux de verdure qui les abritent. Au-dessus des toits bas et peu inclinés, c'était la foule des clochers bulbeux, bleus et verts, qui émergeait et dont les larges croix terminales barraient d'or l'azur net du ciel. Et sur la butte en face, non bien loin, somnolait la massive église métropolitaine, dont les jours de fête la grosse cloche amenait vers lui les ondes premières de ses graves et religieuses sonorités. Par delà la ville, vers la hauteur boisée, où l' ancien couvent, maintenant mélancolique résidence royale de Cotroceni, aligne son blanc quadrilatère, par delà la ville se développait la plaine rousse; et s'y prolongeait le ruban terne de la rivière, où dans l'eau peu profonde étincelaient les nudités robustes des incessants baigneurs. Il y avait aussi la splendeur parfaite du ciel, et dans l'air immobile des voluptés étaient latentes. Oh! la nuit surtout, cette volupté désagrégeante de l'air, et du ciel transparent l'ineffable beauté... Sur la terrasse exiguë de son toit, Mitrophane faisait déposer des coussins, et étendu, face aux étoiles, rêvait. Sa virilité sommeillait, nul désir charnel ne l'obsédait; mais sœur de l'amour, et plus dangereuse que lui, une intense et exquise tristesse le visitait, et sans défense, vaincu par le charme lascif de la chaude atmosphère ambiante, il subissait jusqu'à l'inconscience la trompeuse étreinte. Et dans l'énorme et confondant miroir du ciel où se groupent avec régularité nombre de figures merveilleuses, il projetait sa propre figure et s'admirait, tant que, sur ses yeux fatigués, s'abaissassent ses paupières. Alors, paresseusement, il rafraîchissait sa bouche par quelque sorbet à portée de sa main, et il fumait, mais jusqu'à moitié seulement, des cigarettes donc le tabac blond était mélangé de kief odorant. Il s'enveloppait dans le moelleux manceau des songes. Il se remémorait les enseignements du rose-croix, les manifestations surnaturelles qui les avaient suivis; le mystère entrevu le charmait, et sous la caresse de pensées vagues et troublantes, son âme indécise s'alanguissait. N'avait-il pas prononcé: « Je suis le Vierge, le Prostitué, je suis l'Amour! » -Et, certes, il était tout cela, et il s'aimait, ah! jusqu'à quel point! A sentir sous le tissu léger de ses vêtements se préciser le contour élégant de sa frêle personne, il frissonnait de plaisir; il comprenait que son sourire lassé dans la nuit d'étoiles était plein de douceur; il devinait qu'irrésistible était l'appel de ses lèvres et de ses yeux que baisaient les multiples rayons des astres exaltants. Et quel supplice, quel délicieux et raffiné supplice, d'être le propre objet de son culte, désiré de tous, de ne se désirer que soi et de s'être à soi-même impréhensible (c à l’é o) à jamais... « Si l'être qui me ressemble parfaitement –et existe-t-il quelque part ? –si cet être maintenant s’asseyait près de moi, serai-je heureux ? » se demandait-il. Ainsi que l’hermaphrodite connu, détournant du ciel sa face, il se prolongeait mollement dans la soie lâche des coussins, repliait sous poitrine ses bras, afin de méditer mieux sur l’énigme qu’il représentait. Il résumait – ainsi lui avait-on dit- sa race, et en soi il aimait tous ceux qui l’avait précédé. Le mirage d’époques antérieures riches de valeur, saturées des larmes, splendides des amours de ceux qui étaient en lui, flattait son indolence présente. Il concevait qu'en des mains successives l'action s'était usée, et qu'engendrée par le rêve, désormais elle rentrait à nouveau, en s'y dispersant, dans le rêve j et lui, Mitrophane, il était cet être de mort et de transition qui, scrutant sa propre prunelle, y considérait, inerte, la gloire tumultueuse du passé, les brumes mobiles de l'avenir.

Descendu à son appartement, dans un cabinet tout en glaces il se mirait.

Voici qu'après d'opiniâtres contemplations, une terreur s'abattait sur lui; et cette terreur, c'é- tait aussi une suprême jouissance. Il savait que derrière lui, répétant chacun de ses mouvements, un être hideux l'épiait. Il voulait le voir; et sur un fond éclatant de lumière sa silhouette grise se détachait. Alors, étouffant un cri, il fermait les yeux, restait immobile, effaré, aveugle, debout devant la glace, où l'Image se dressait aveugle, effarée, immobile, sa lamentable image. Et quand il rouvrait les yeux, elle se réfléchissait dans sa rétine surexcitée, entourée d'un mince halo, et ses mains, transparentes aux bougies, étaient roses de sang. Cependant le spectre gris s'était dissipé.

« Le maître est un peu fou, » se confiaient les serviteurs. Mais comme il était indulgent, ils lui témoignaient de la bienveillance.

Absorbée par son asile de veuves nobles, son orphelin besogneux, son train de vie galant, la mère n'avait le loisir de s'inquiéter du fils. Même il lui était positivement pénible qu'on le lui nommât: il lui rappelait un épisode fâcheux de sa jeunesse; et il avait le même âge que le vigoureux protégé, ce qui était un tort. D'ailleurs en possession de l'apanage peu considérable, mais suffisant assurément, des Moreano, il n'avait rien à prétendre sur les biens maternels, biens dont la douairière entendait disposer selon son gré, et cela le plus possible de son vivant. Ayant achevé une villégiature en sa campagne au pied des Carpathes, sitôt son retour à Bucarest elle reçut la visite du prince Mitrophane. Il y avait chez elle de la compagnie et elle le traita en étranger de distinction. Peu de temps après, elle fut lui rendre sa politesse. L'entrevue fut brève. La douairière déclara absurde l'installation du jeune prince et ne se gêna pas de lui dire qu'elle trouvait ses façons ridicules. Lui secoua la tête et, sur un ton d'exquise courtoisie, répliqua :

« Vous n'y entendez rien, madame. -Comment, je n'y entends rien ? Je suis peut-être votre mère ?

-Est-ce bien nécessaire, madame ? »

Suffoquée de l'impertinence, la douairière n'eut que répondre. Elle sortit en claquant les portes. Cette grande dame avait des manières rudes. Tel était l'avis de son fils. Il faisait en outre la réflexion que sa mère lui témoignait bien de l'indifférence et que pour le tancer, elle se prévalait à tort dans son particulier d'une qualité dont en public elle ne se targuait point du tout. Au surplus, orgueilleux de sa solitude, il lui convenait de rompre les liens fortuits que des parents aux enfants établit la nature aveugle.

Leurs rapports se bornèrent à cet échange de visites.

L'inimitié de la mère et du fils, un temps, fut la fable de Bucarest. Mais tandis que la dame à l'asile déblatérait contre son rejeton qu'elle ne désignait que par son titre: le prince Moreano, celui-ci se taisait d'elle. Il eut des partisans parmi lesquels son ex-beau-père, avec qui il ne frayait point, mais qui avait ses raisons d'affectionner médiocrement la douairière. Les discours agressifs qu' elle tenait contre son enfant scandalisaient. Les plus charitables supposèrent qu'il lui était un remords; d'autres insinuèrent que l'orphelin valeureux lui dictait son éloquence.

Si bien fit-elle, qu' ennuyé, le prince Mitrophane mit en oeuvre une anodine vengeance: il s'avisa, un jour que sa mère recevait, d'ouvrir ses salons à lui, splendidement restaurés pour la circonstance. Ce fut une excentricité qui plut et dont on parla. Par curiosité on vint en nombre chez le jeune original qui traita fastueusement ses invités, tous familiers de l'ex-princesse Moreano. De mal-être qu'on la délaissât pour son fils, celle- ci eut une crise de nerfs. D' ailleurs, le prince Mitrophane en usa avec désinvolture envers son monde; car ayant touché les mains des plus notables et veillé au bon ordre de la fête, il fut se retirer dans son appartement; livrant à la foule les salles illuminées, le riche buffet et toute joie qui lui conviendrait, il gardait pour soi son réduit clos, ses miroirs impollus ( c à l’é o), son contemplatif et solitaire orgueil.

Intelligent, en somme, il comprit qu'avec son nom, à son âge, il ne pouvait se faire ignorer en se dérobant aux regards de tous. Et peut-être, entrevoyant les misères de l'avenir, tenta-t-il de lutter contre ses penchants; car, l'hiver qui suivit, il se mêla quelque peu à la vie publique, se montra à la « Chaussée », avenue uniforme et maussade qui est le rendez-vous du monde élégant; et on lui sut une ou deux liaisons. Mais ce genre de vie, dont il était las avant d'y avoir goûté, lui fut odieux dès qu'il s'y fut contraint. Jugeant que le jeu n'en valait pas la chandelle, il s'empressa d'y mettre terme, et congédia sa poupée officielle, non sans l'avoir magnifiquement rémunérée de ses services. Navrée de sa mise à pied, celle-ci bavarda que sa situation avait été une sinécure, et sur son ex-ami elle tint des propos anecdotiques et désobligeants.

Il demeura constant, après ses dires, que le prince Mitrophane n'avait point hérité des facultés amoureuses de sa mère, et qu'il était de mœurs dissolues. Ainsi, par euphémisme, s'exprimait-on dans la bonne société, qui, pour caractériser les habitudes de ceux qui diffèrent du grand public, n'employait guère encore le vocable commode de « névrose ».

Certains détails faisaient sourire.

On apprit que le prince Moreano choisissait des fards, des poudres, des cosmétiques pour en réjouir son teint, et que pour aviver la nuance de ses cheveux, qu'il 'avait châtain foncé, il ne dédaignait point l'emploi de mixtures extraordinaires. Il était expert dans l'art d'embellir et d' al- longer ses sourcils, et à ses yeux, qui étaient charmants, il savait communiquer un éclat doux et soutenu. Ses bains étaient une préparation savante, suave et confortante ( cà l’é o). Des massages délicats assouplissaient sa fine membrure. Il paradait devant ses glaces avec et sans costume, et ses peignoirs de linon transparent, de surah tendre, étaient déconcertants. Il portait des robes de chambres riches, ornées de fourrures précieuses ou de dentelles exorbitantes, et ajustées comme celles des femmes, pourvues d’une longue traîne : si que, la tête calamistrée, il semblait moins homme que fille.

Telles étaient les historiettes de la courtisane remerciée, véridique peut-être, et sans nul doute rancuneuse : car la place avait été bonne, et en dépit de ses allures insexuelles, le prince plaisait aux femmes. Et elle en narrait d'autres qu'il est inutile de relater, car elles ne sont point prouvées et la pudeur s'en pourrait offenser .

Peu curieux des fables dont il était l'objet, le prince Mitrohane ne put fermer l’oreille entièrement à certaines médisances : et pour confondre le vulgaire, il imagina de prier à dîner quelques personnages considérables. A leur surprise, il les reçut en robe de chambre ; et comme c’était l’hiver, encore que la maison fût suffisamment chauffée, il les fit asseoir autour d’un feu dont s’égayait la cheminée. Lui-même occupant la place la moins favorable, il ramena ostensiblement sur ses pieds l'ample traîne de son vêtement. Après quelques minutes d'entretien, il quitta ses invités, puis reparut, cette fois en habit. Non sans un peu d'ironie, il s'excusa d'avoir, par son changement de costume, retardé l'heure du repas. « Mais, leur expliqua-t-il, j'ai supposé que vous seriez bien aises d'apprendre pour quelle raison je porte chez moi des robes longues: je suis frileux, et, assis ou étendu, la queue s'enroulant autour de mes pieds les garantit, ainsi que vous avez pu vous en convaincre, d’un froid qu’il redoutent. Vous voudrez bien, messieurs, en faveur du motif, pardonner à mon incorrection de tout à l’heure. » La démonstration ébahit ses amis ; une table servie de mets exquis et ornée dans un goût parfait la leur fît accepter.

Mais on ne laissa pas de gloser sur le prince Moreano. Ses affaires ayant périclité, on répandit que cet effet avait pour cause d’inavouables largesses ; rien ne fut précisé et tout fut affirmé. Le prince ne fut pas mortifié par ces caquets, et néanmoins résolut de s’exiler d’une ville où on lui marquait de l’hostilité.

Eclata la guerre russo-turque, où la Roumanie cueillit des lauriers, conquit son indépendance et s’adjugea une couronne royale.

Le prince Mitrophane y manifesta quelque bravoure et porta jusque dans le camp ses habitudes d'élégance. Naturellement indifférent au péril, il veillait à ce que rien de la grâce de ses attitudes ne fût dérangé, et plus que des obus et des balles, avait souci du pimpant de son uniforme et de la perfection de son sourire. On lui sut gré de cette aisance martiale. Mais il eut des démêlés avec un officier supérieur qui le traitait sans égards. Des incidents regrettables en résultèrent, et, la guerre terminée, le prince ne fut pas inscrit au rôle des récompenses. On s'étonna ; mais les gens bien informés confièrent qu'au ministère de la guerre figurait un dossier affligeant pour la moralité de l'ex-officier. Rien n'était moins prouvé et rien ne fut plus généralement admis.

Ce fut alors que prétextant de son éloignement pour la dynastie consolidée, et ruiné à moitié, le prince Moreano mit en vente sa demeure ancestrale et fut habiter à l’étranger.

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